Petit groupe cohérent dans un milieu hostile où la densité et la luminosité interfèrent.


Au milieu de la rue du Faubourg Saint-Martin, entre l’Arc de triomphe (le second visible, au crépuscule du matin, dans le film « Les Mains négatives » de Marguerite Duras) et la massive mairie du Xe arrondissement, en laissant à gauche la boutique de Re:voir (films expérimentaux), on trouve comme à tâtons la grille métallique qui donne accès à l’atelier de Xavier, lequel se trouve derrière une porte neuve, lisse et plate, à main droite. Autrefois investi par la confection de vêtements, c’est l’atelier d’un peintre. Une pâleur équivoque s’y propage en une blancheur terne. La portion de lumière naturelle y est zénithale, diffuse et large. Dans ce réduit expressionniste, les parois trapézoïdales, hautes, le jeu des pentes et contre-pentes, du sol au plafond, façonnent un faux cube. Tout est asymétrique. Rien n’est effectivement droit sauf ce qui paraît l’être à peine. Des taches de peinture séchées jonchent le sol craquelé. C’est un lieu difficile à appréhender, à identifier, et pourtant si étonnamment particulier. Des tubes de canalisation dans tous les coins y tissent comme des toiles qui séparent les eaux de pluie de l’air ambiant. Il y a encore ces gaines en PVC garnies de fils électriques. Puis, enfin, les sons du boulevard qui parviennent quoiqu’on soit sous cloche. On entend aussi des travaux. Les murs sont en parpaing, ou là, en bois, ou là, avec des ressauts de fenêtres bouchées et de la pierre de taille comblée d’enduit. Et, il y a des ferrailles qui ressortent des surfaces. Nous avons bouché les trous, colmaté les brèches… Nous avons tout repeint uniment d’une nappe blanche. Et c’est alors plus encore un petit lieu lunaire maintenant, mais un grand local pour Paris !

… Être là – tous les deux – comme des gros cailloux à contre-nuit. Xavier a accroché dans la pénombre immaculée de son atelier le portrait d’un petit soleil, ce luminaire lointain scintillant comme un réchaud, qui est une fleur jaune. Ajouté à la verrière de PVC « blanc-transparent », ce tableau permet de considérer deux sources lumineuses d’égal maintien, lesquelles rappellent la Nature et témoignent de son éloignement. Je dispose en ces circonstances l’étalonnage vertical de mes objets. Les uns par-dessus les autres, ce sont de longs cylindres limpides de silice fondue dans des moules individuels, silice qui une fois refroidie est devenue à son tour d’autres moules, à boisson pour le coup, prédestinés à des mains pour qu’elles versent à des bouches les contenants rafraîchissants de saveurs choisies. Ces verres industriels vides et bon marché, stambouliotes sans orientalisme (de marque Paşabahçe, soit « Jardin du Pacha »), sont chacun surmontés d’une paille d’inox coudé, chinoise sans chinoiserie, et voilà qu’en résultent deux colonnes ascensionnelles, en contrepoint des descentes tubulaires, qui finissent leurs floraisons rassies par un panache, déshydraté, de métal. De gabarit identique, de nombreux verres excédentaires reposent, alunis, sur la pente douce du sol, réceptacles emplis d’une atmosphère translucide qui font couler une mer de glace. Le désordre des pailles hérissées évoque une bataille de San Romano sélénite. Mais par-dessus tout, ce qu’on discerne le mieux ce sont des reflets de surfaces courtes, des blancheurs réduites aux encolures circulaires qui bougent au gré des mouvements et passages. Des virgules virginales.
– Toutefois…

– Un tiret.
La mise en page du plus haut des murs, endiguée de la ponctuation verticale des verres, nous indique que le blanc pariétal encadre, entre ces marges, un tableau. Par l’approche distraite, se présente au coup d’œil un trou quadrangulaire qui se laissait subodorer en sa noirceur surprise. Puis, sorti doucement du silence parvient l’écho d’un autre, son prochain, qui se déclare sur la gauche. Faisant d’opposées « images de tableau » estampées de part et d’autre du coin de mur qui s’ouvre là comme un livre, les deux peintures, chacune à sa place, empruntent aux mêmes teintes sombres. Ce moment convient pour rejoindre le peintre. Regardant à droite, déchiffrons donc la première pigmentation d’une toile redressée. La sentirait-on affligée de son anéantissement prochain, la composition révèle une construction imposante et solitaire qui s’exhume du fond noirci. Cette silhouette, enserrée et centrale, s’évase en hauteur comme une tête qui cherche à s’enlever de son cou. Puis, la forme se referme de partout pour parachever sa monumentalité. Des facettes grisâtres, le plus souvent obscures, celle-ci vaguement vieux rose (chair ?), sont des portions contiguës et aiguës qui s’assemblent autour d’un axe vertébral, lequel dessine comme le dos de quelque chose, d’inorganique pourtant : une architecture. On ne sait bien s’assurer si les surfaces, ces fractions contractées, vont toujours vers le dehors, en allant à l’encontre de regards scrutateurs. Ou si parfois plutôt elles s’enfoncent… Toujours est-il que tout ceci contredit l’immutabilité scellée dans l’idée d’étoile, l’accélération du mouvement dans celle de météore. Cette chose demeure là, obstinément debout et plantée. C’est-à-dire, comme qui est, là, en train de regarder…, qu’une lumière jaune absorbe depuis un étage où elle semble luire. Or, dans la peinture, il n’est pas tellement de justesse à établir si l’éclat situé se rend visible depuis l’intérieur d’un volume déchiffrable, ou s’il s’agit plutôt d’un reflet de ce qui nous l’éclaire de face, s’il provenait par hasard de l’endroit d’où on le remarque. Non plus, ne saurait être démentie tout à fait l’insolite hypothèse qu’au fin fond soit campé l’appartement d’un Magritte qui vous attendrait là-dedans pour souper. Au final, pour abréger une succession d’aperçus incertains qui jamais n’arrêteraient, disons que la peinture est pleine de peinture. Cela, bien qu’elle paraisse s’en détourner quelquefois, tendant plutôt vers ce qui ne rendra jamais clairement compte de ce qu’elle est. « C’est, et on ne sait pas ce que c’est », me glisse Xavier, d’une phrase qu’il retient de Maître Eckart.
À gauche, se trouve l’autre grand tableau. De ce côté-là, pas de verre à boire ni de reflet courbe, mais une fois encore, la Lune. Une grosse Lune grise figée derrière. Ce tableau-là, faux jumeau de son Autre, faux jumeau comme l’aura précisé par avance ce cousin qu’on vient juste d’un peu décrire, est isolé. Il contient une sorte d’éboulis de tronçons en béton. Les masses cette fois ne se distribuent pas autour d’un axe médian, elles sont associées à une pente qui passe par-devant tout autre objet. Imaginer un aqueduc. Cela s’oriente à droite, en tombant. D’un corps céleste, donc, le brutalisme architectural s’extrait et dévale. Monterait-il, sinon ? Ce genre de parapet, de rampe, ou d’escalator lisse, ou que sais-je encore…, le sens de la vue s’attarde à le monter ou descendre dans un ordre indécidable. Toutefois, voilà à nouveau le ciel qui éclaire par pans des surfaces. À nouveau, l’intérieur regarde tout autant que l’extérieur regarde. Comme au travers de vitres, la ténuité d’une limite prévaut tandis qu’entre l’en-dedans et l’au-dehors l’imperméabilité toujours se trouble de réciprocités ambiguës. Cet instant suspend l’aller-retour entre l’œil et le plan brossé de couleurs. Là encore, le tréfonds du tableau se ramasse en surface de la peinture. Et puis, l’objectif prétendument exposé redevient subjectif, qui, du subjectif repart en quête de l’objectif. Ainsi de suite voit-on alors se retracer l’insaisissable mouvement pendulaire du peintre qui peint. Je réalise devant les tableaux de Xavier (devant les siens davantage que devant ceux d’autres ?) que des simulacres peints ne peuvent communiquer qu’à des cervelles impliquées, qu’ils engagent à une négociation sérieuse, celle dont cherche à témoigner au plus serré l’œuvre résolue de l'artiste.
Mais au fait… Ne devais-je remarquer avant toute chose que la pente peinte se prolonge de l’adossement au mur du tableau ? Le tableau qui s’oblique en reposant sur deux parpaings de béton cellulaire !

ÇA NE DEVRAIT PAS TENIR.

Et là, à la droite de tout ça, il y a trois cailloux accrochés.
Du calcaire peint à l’huile. Ce sont des OS !
La cloison-cimaise installée ressemble à s’y méprendre à une tranche de jambon !
Pas faux d’ailleurs, quand on y songe... Une lamelle de contreplaqué rose !
Trois tableautins sur la cloison des vanités.

ET ALORS TOUT ÇA TIENT POUR LE BIEN PEU QUE C’EST ?

De retour devant le mur latéral à l’entrée où patiente toujours le petit soleil triste, mais néanmoins lumineux, reste à regarder une grande croix centrale de pointillés laiteux que j’y ai mise, des petits cylindres ronds alignés et distants entre eux de mêmes écarts. Ce sont des petits récipients avec anses dont le cul fait face, qui à tort firent songer un temps à de la porcelaine. Ce sont des « mini-mugs » en faïence un peu grise et vernissée (made in China), dignes d’une nature morte hollandaise…

CE NE SONT PAS DES MOLLUSQUES.
 
Ordonnées à la façon d’un défilé militaire aérien, elles tiennent à plat mur dans et hors le renfoncement de deux anciennes fenêtres bouchées. Cette double croix se destine à faire accroire au miracle de leur tenue renversée, statique et verticalisée. Tout le monde alors s’imagine que des demi-lunes de café noir devraient siéger dessous l’obscurité kaléidoscopique des mini-éclipses. Sinon, par le devant, l’enseigne cruciforme d’apothicairerie martiale n’a rien, en fait, de bien subtil. Sauf ce fait de ressortir en étant bien attachée, avec la constance sévère d’une approche mimétique des surfaces, d’un mur en ressaut.

SI TOUT ÇA SE TIENT ET CONTINUE DE TENIR…

Lorsque je l’ai connu en 2005, Xavier peignait avec des couleurs roses, rouges, jaunes, des rondeurs qui se confrontaient face à face. Toujours, deux choses s’aimantaient, l’une partant de la gauche, l’autre partant de la droite, pour s’accoupler. Avec des longues langues tactiles, ces formes trouvaient le contact charnel au centre de la toile. Dans un emportement de l’amour, avec un transport d’énergies, la peinture incarnait le couple. Les tons maintenant s’assombrissent. Xavier m’a fait remarquer que mon travail change lui aussi, et de même façon. J’observais naguère les développements organiques de la germination, avec les pommes de terre, des tubercules qui poussent… (qui meurent aussi). Aujourd’hui je passe, comme lui, aux choses « sérieuses » : à l’industriel. Ainsi, lorsque nous ne nous sentons plus la capacité ou l’envie de produire à la chaîne, on se laisse tout de même la possibilité de corréler une production patiente, éventuellement minutieuse, à une production de masse. Relever à distance les symptômes d’une geste inhumaine nous économise. Cela nous épargne un peu. L’insistance de ce travail conjure la précipitation dans l’anthropocène ou les guerres en picotant dans les signes d’icelles. Enfin, tout ça, pas trop vite. Ni trop précisément. Tout de même, c’est assez curieux d’écrire au sujet de là où nous en sommes, retranchés sous un abri, où nous nous exposons.


Sébastien Hoëltzener, 2022


Remerciements au premier lecteur, Fabrice Madre.​​​​​​​



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